Septembre 2024, N°2


L'ÉDITO
Depuis quelques années, la Chine a rendez-vous avec son histoire, sous l’influence croissante d’une jeune génération de consommateurs, soucieuse de revaloriser les arts et les artisanats nationaux, dans leurs formes traditionnelles ou plus contemporaines. Ce rendez-vous intervient presque 50 ans après une autre révolution culturelle, impulsée par Mao Zedong en 1966 et qui visait à débarrasser le pays de «quatre vieilleries» : les vieilles idées, la vieille culture, les vieilles coutumes et les vieilles habitudes. Ce mouvement actuel de réappropriation culturelle, du nom de « Guochao », littéralement «vague nationale», encourage les Chinois à être fiers de leur patrimoine et à préférer des marques qui le promeuvent, réhabilitant ainsi dans l’imaginaire collectif et au-delà des frontières, le « Made in China », longtemps péjoratif. Avec une incidence sur les projets de développement des marques internationales souhaitant prospérer sur le marché chinois qui n’est pas nulle. Celles-ci ne peuvent plus escompter séduire en exportant leurs propres cultures ou savoir-faire et doivent désormais prendre des accents locaux, et de surcroit, sincères. Car ce jeune public chinois influent ne saurait se satisfaire d’une appropriation culturelle maladroite. En cette année franco-chinoise du tourisme culturel, nous avons eu envie dessiner en pointillé quelques contours de ce soft-power chinois en pleine expansion.

LE MUSÉE GUIMET, AUX COULEURS DE LA CHINE
L’année 2024 est celle du partenariat culturel franco-chinois visant notamment à promouvoir l’expertise française en Chine à des fins touristiques et patrimoniales, et vice et versa. Pour la circonstance, le Musée National des Arts Asiatiques a hissé pavillon chinois depuis le printemps 2024 jusqu’au printemps suivant pour 4 rendez-vous phares. Vient de s’achever une rétrospective remarquable de la porcelaine et des couleurs de grand feu en Chine entre les 8e et 18e siècles, intitulée « Au cœur de la couleur ». Une promenade chromatique partant du blanc vers une ronde de teintes subtiles en autant d’objets monochromes. Elle rend compte d’une esthétique chinoise éprise de simplicité formelle, de couleurs pures et de savoir-faire exigeants qui ont façonné cet art de la céramique. Et pour ceux qui l’auraient manquée, le Musée Guimet donne à voir jusqu’en février 2025, les Gardiens du temps, une série d’œuvres monumentales réalisées par l’artiste plasticienne et designer Jiang Qiong Er. Cette interprétation contemporaine et créatives de quelques-uns des symboles culturels et mythologiques est l’occasion de draper la façade du bâtiment de la place d’Iéna de tulle rouge, appelant l’œil à découvrir 12 créatures mythiques de la Chine éternelle.


/ Exposition « Au coeur de la couleur, chefs-d’oeuvre de la porcelaine monochrome chinoise (8e-18e siècle) », au Musée Guimet, du 12 juin au 16 septembre 2024.

L'ART, FIL D'ARIANE POUR S'IMPLANTER EN CHINE ?
En ouvrant sa dix-huitième boutique à Zhengzhou en décembre 2023, Chanel continue son développement en Chine ; et le fait en prenant également part à la vitalité culturelle du pays. La maison a en effet signé en mai dernier un partenariat de long-terme avec la Power Station of Art de Shanghai. Ouverte en 2011, cette ancienne centrale électrique est aujourd’hui le seul musée public d’art contemporain de l’Empire du Milieu. Chanel y soutiendra la restauration de salles d’exposition et allouera un budget à la recherche pour soutenir les actions de l’institution. La marque programme d’ailleurs déjà la construction d’un espace « Gabrielle Chanel » pour accueillir la première bibliothèque publique chinoise d’art contemporain. Elle a également annoncé que le prochain défilé de ses Métiers d’Art se tiendrait à Hangzhou en décembre 2024 ; Chanel, plus que jamais à l’heure chinoise.


L'OR BLANC DE JINGDEZHEN
L’exploration des savoir-faire chinois imposeune échappée dans les montagnes brumeuses et luxuriantes du Jiangxi. S’y trouve la capitale mondiale de la porcelaine, Jingdezhen, dont la position au pied d’une carrière de kaolin lui a permis de mettre au point une céramique blanche, infiniment délicate, distincte du céladon précédemment produit. C’est sous la dynastie des Song puis des Yuan (960-1279 et 1279-1368) que la cité connaît son apogée ; les techniques s’affinent et le bleu de cobalt importé du Moyen-Orient ajoute aux pièces une exubérance qui ravit le pouvoir en place. Les fours impériaux s’installent alors à Jingdezhen et les œuvres réalisées profitent de la proximité du fleuve Yangtzé pour s’exporter dans le monde entier. Cette technique exigeante de la porcelaine requérait plus de 70 artisans spécialisés pour la réalisation d’une seule pièce, depuis la composition de sa pâte jusqu’à son ornementation finale. Jusqu’à aujourd’hui, des céramistes entretiennent cet héritage et un musée a récemment ouvert pour transmettre l’histoire de ce savoir-faire et valoriser un matériau dont on dit qu’il est « blanc comme du jade, fin comme du papier, brillant comme un miroir et sonnant comme un carillon. »
LIN FANGLU OU COMMENT NOUER TRADITION ET CONTEMPORANÉITÉ
Faire dialoguer l’art contemporain et l’artisanat traditionnel, voici le crédo de l’artiste chinoise Lin Fanglu, lauréate du prix de la Fondation Loewe en 2021. Après des études d’art et design en Chine, en Allemagne et au Japon, cet artiste textile éprouve le besoin de s’appuyer sur son héritage culturel pour enrichir son processus créatif. Elle part alors à la rencontre de la communauté Bai, dans la province du Yunnan et y découvre la technique ancestrale du tie and dye : les femmes y nouent et teignent le tissu pour créer des motifs inspirés par leurs coutumes et la nature environnante. Nourrie par ce voyage d’observation, Lin Fanglu met alors cette pratique au cœur de ses œuvres, tissant des paysages poétiques qu’elle parsème de nœuds et de broderies, dans des chromatismes naturels ou flashy. Quand la fibre vibre !


YISHU8, PONT ENTRE DEUX NATIONS FÉRUES D'ART
Après avoir créé Synthesis Pékin, un cabinet de conseil et de formation pour les entreprises internationales implantées en Chine, Christine Cayol ouvre en 2010 l’association Yishu8, consciente que la Chine, avant d’être un marché à prendre d’assaut, est d’abord une culture complexe à appréhender nécessitant quelques clés de décodage. Pour ce faire, Yishu8 organise des résidences de jeunes artistes à Pékin et Paris donnant lieu à une production d’œuvres résolument biculturelles. Quelques grandes marques séduites par l’initiative y voient l’occasion de s’impliquer dans l’exploration de la culture chinoise : Boucheron est actuellement mécène du prix Yishu8 France et Guerlain, celui de son pendant chinois. La maison Hennessy, quant à elle, invite les lauréats chinois à résider à Paris et Cognac pour composer une œuvre faisant écho à son savoir-faire spiritueux.
RÉVÉLATIONS POUR LA PREMIÈRE FOIS EN CHINE !
Après 6 éditions tenues à Paris depuis son lancement en 2013, la Biennale internationale des métiers d’art et de la création s’exporte au-delà de nos frontières. C’est au Centre national des expositions agricoles, à Beijing, du 19 au 23 septembre prochains, dans le cadre de la Beijing Design Week 2024, que le public pourra en effet découvrir les talents prometteurs des beaux-arts contemporains. Révélations Chine positionne ainsi la capitale chinoise comme le moteur du marché des arts décoratifs et du design contemporains en Asie. En alternance avec l’édition parisienne, elle se veut un carrefour d’échanges et de rencontres entre collectionneurs, amateurs d’objets exceptionnels, directeurs artistiques, architectes, décorateurs, galeristes, fondations, marchands d’art, institutions et autres. A suivre de près.

ENTRETIEN
avec Qi Hui Huang

Elle est venue à son art comme on revient aux sources de sa culture. Qi Hui Huang est une céramiste chinoise qui, étonnamment, a découvert cette pratique millénaire chinoise en s’installant au pays des grandes manufactures de Sèvres et de Limoges ; comme si cet artisanat d’art faisait le trait d’union entre sa culture d’origine et sa culture d’adoption. Qi Hui Huang explore la beauté des nuages dragon, confrontés à de toutes petites montagnes, les figures de singes savants croisant celles de léopards libres, autant de thèmes culturels établissant des ponts entre l’esthétique chinoise et la belle forme française, interrogeant ce que peut être l’interculturalité.
C.P : Bonjour Qi Hui Huang, un petit mot sur votre parcours ?
Q.H : Je suis venue en France à l’âge de 22 ans. Je suivais un cursus aux Beaux-Arts de Canton que j’ai interrompu en deuxième année, un peu sur un coup de tête. Mais aussi parce que j’étais à la recherche d’une liberté d’expression. Et puis le fantasme autour d’une nation des arts a opéré. À mon arrivée, j’ai fait une école d’art et de design à Reims, en me spécialisant en graphisme et arts visuels. Au terme de ces études, j’ai pu intégrer une agence digitale, Duke interactive, où j’ai travaillé en tant que directrice artistique pour des marques du secteur du luxe comme Roederer ou Van Cleef & Arpels.
C.P : Comment s’est opérée votre réorientation vers la céramique ?
Q.H : La matière et les volumes m’ont toujours intéressée. Dans mon agence, j’avais eu la possibilité d’installer un petit atelier pour des mises en volumes de projets et c’est vrai qu’à force de faire, j’ai eu envie de trouver mon propre langage et d’approfondir certains thèmes, ce qui ne correspond pas vraiment à la pratique créative en agence, où l’on passe d’un projet à l’autre. Moi j’avais envie de m’attarder. Je me suis alors formée à la céramique à l’école Duperré, pendant une année, en formation continue, de manière assez intense. Il n’en reste pas moins que la céramique demande beaucoup de recherches personnelles pour trouver sa propre voie.
C.P : La céramique, c’est un artisanat d’art qui a une longue tradition en Chine ?
Q.H : C’est vrai qu’inconsciemment, tout cet art traditionnel populaire, la laque, le papier, le bambou, et la céramique m’ont inspirée et nourrie. La céramique, à la fois dans les dimensions, les possibilités d’exécution très diverses, l’exigence formelle et technique, c’est un champ d’exploration infini. On peut faire de l’art brut comme quelque chose de beaucoup plus raffiné. Et j’aime le côté très vivant mais aussi aléatoire de la terre auquel je donne de plus en plus de place. Dans la phase de modelage, je définis une forme mais je ne contrains pas totalement la matière. Je fais aussi avec ses « réactions ».
C.P : Pouvez-vous nous parler de votre travail et de vos recherches créatives.
Q.H : Le premier projet sur lequel j’ai travaillé se nomme « Compagnons » et il est formé de deux univers, les nuages et les montagnes qui, dans la culture chinoise, vivent à la fois en opposition et en complémentarité, un peu comme le yin et le yang. J’aime bien fonctionner par paire ou duo d’éléments dans mon travail. J’interroge l’identité de chacun mais aussi leur relation d’équilibre. Ce dernier point reflète une manière de penser très chinoise. Le nuage, c’est l’évocation de la liberté d’expression, et dans la manière de le produire aussi. La montagne, obtenue par moulage, indique plutôt quelque chose de contraint, de répétitif. C’est l’inverse, à la fois en termes de processus de création mais aussi en dimensions : mes nuages sont immenses, mes montagnes sont minuscules ; et pourtant ces 2 éléments sont liés et dialoguent. À la suite de ce projet, j’ai poursuivi sur la thématique du Nuage dragon, formé de 3 pièces, pour lesquelles j’ai reçu un le 1er Prix à la Triennale Ceramic Art Andenne, en Belgique. Cette œuvre, mi-nuage mi-dragon, est une hybridation de 2 éléments très forts dans notre culture. Et je tends désormais à travailler des structures qui sont évidées, d’une grande délicatesse du coup, qui porte cette idée de légèreté et de fluidité. Dans le modelage comme dans le travail d’émaillage, j’essaie de garder de la liberté et d’accepter l’incertitude des rendus. C’est dans le four, à partir de 1200 degrés, que tout cela prend vie, avec une part d’inconnu.
C.P : L’influence de vos racines chinoises est évidente dans votre travail. Comment la culture française a-t-elle infusé votre création ?
Q.H : Ce n’est pas très clair encore pour moi mais je suis en train de le comprendre. Ce qui m’apparait immédiatement, c’est la différence de philosophie entre les 2 cultures. Ici, en France, on interroge et on donne beaucoup de place à l’égo alors que la culture chinoise se focalise sur la relation et l’équilibre entre les choses. Par exemple, on ne va pas approcher la réalité du noir et la réalité du blanc de manière distincte. On interroge ce qui les lie, ou les distingue, leur dynamique. La culture chinoise s’occupe beaucoup de transcendance, de la beauté comme absolu, quand la culture française est plus attachée à l’instant, au présent, au soi, dans mon ressenti. Il y a toutefois en commun une sensibilité, une aspiration à la poésie et la philosophie aussi. La France est pour moi un pays d’expression des idées comme des sentiments, porté par une soif d’échanges et de dialogue, qui s’inscrit dans une certaine rigueur, une méthodologie dont je tire parti dans mon travail. Ce va-et-vient entre ces 2 cultures est sans doute à l’origine de mon prochain projet qui met en regard deux figures animales, le singe et le léopard, considérées de manière assez opposée en France et en Chine, raison pour laquelle j’ai envie d’articuler ce travail dans une dynamique de duo-dual. Le singe dans l’imaginaire d’un Européen, n’est pas très positif quand il est une créature très valorisée en Chine ou en Orient. Le léopard, symbole de puissance, de vélocité et de beauté ici n’est pas vu comme tel en Asie.
C.P : Pour conclure, Caractères Paris se demandait ce que vous pensiez du mouvement de réappropriation culturelle Guochao qui prend de l’essor en Chine sous l’impulsion d’une certaine jeunesse ?
Q.H : Je suis en France mais je ressens cette tendance. Depuis ces 10 dernières années, on entend parler de la nouvelle route de la soie en Chine et il y a cette envie de mettre en valeur notre culture. Une notion a émergé, celle de « patrimoine culturel immatériel », qui circule notamment dans l’univers de l’artisanat. Pour le papier, la laque, le bambou ou même le thé, nous avons dans toutes les régions de Chine des experts qui s’attachent à conserver ces savoir-faire très anciens et à les faire connaître. Mais aussi à leur donner une nouvelle naissance et une expression plus contemporaine. Pour le moment, c’est encore un peu timide, on est encore beaucoup du côté de la tradition. La créativité, la dimension artistique doivent encore s’affirmer.

/ « Nuage Dragon II », Qi Hui Huang, céramique
/ « Nuage blanc », Qi Hui Huang, céramique
