Décembre 2024, N°3


Il n’est pas un domaine qui ne se trouve aujourd’hui affecté par les possibilités, déjà réelles ou promises, de l’intelligence artificielle. Certains jouent les Cassandres, à l’instar de l’historien Yuval Noah Harari qui dans son dernier ouvrage Nexus, une brève histoire des réseaux d’information de l’âge de pierre à l’IA, met en garde contre cette technologie-agent, dotée d’une faculté d’autonomie et d’initiative. Le 7 novembre dernier, la prestigieuse maison Sotheby’s a vendu aux enchères, à plus d’un million de dollars, Le Portrait d’Alan Turing, une œuvre réalisée par la première robot-artiste au monde, créé par le galeriste britannique Aidan Meller. Du nom d’Ai-DaLa, elle sait tout à la fois peindre, dessiner, sculpter et écrire de la poésie et est exposée dans différents musées. Enfin, l’artisanat lui-même, pourtant domaine réservé de la matière et de la mémoire des gestes, marqué du sceau de l’authenticité, commence à s’emparer de cette technologie. Bref, de quoi nous donner matière à réfléchir sur la manière dont l’IA peut affecter la créativité de l’artisanat. C’est la modeste ambition de ce troisième numéro de Papiers.
/ «Le Portrait d’Alan Turing» réalisé par le robot AI-DaLa, doté d’une intelligence artificielle lui permettant entre autre de dessiner, peindre, écrire…

UN NOUVEL OUTIL D'ARTISANAT D'ART
« Je considère l’IA comme un outil me permettant de réaliser des sculptures et des tableaux. » Une déclaration sans ambiguïté du collectif aurèce vettier, qui clarifie le rôle assigné à l’intelligence artificielle dans son processus créatif, combinant recherche formelle, algorithmique, poésie et artisanat d’art : celui de permettre de digérer de grands volumes de données personnelles, voire intimes, et d’en extraire une forme de quintessence. La pratique du collectif se déploie sur de nombreux media, de la sculpture de bronze au NFT, donnant vie à un écosystème hybride, de l’ordre de l’ »a-réel”, fruit d’inlassables allers-retours entre notre monde tangible et l’espace de la donnée, floutant toujours davantage la frontière entre les 2 espaces réel et virtuel. A ce titre, son Potential Herbarium, constituant un herbier mystérieux, qui de prime abord a l’air des plus naturels. Mais un regard plus attentif décèle dans les feuilles ou les branches représentées des anomalies qui sont le fait de l’IA, et sont pleinement assumées par aurèce vettier au titre de ces nouveaux écosystèmes hybrides et résolument poétiques que ses algorithmes lui renvoient.

/ Aurèce vettier x Gilles & Boissier, «Le cabinet botaniste», Formes générées en IA, oeuvre exposée au Musée des Archives Nationales.
L’IA DANS LA CRÉATIVITÉ DES MAISONS DE LUXE : ÊTRE OU NE PAS ÊTRE ?
L’artisanat d’art, le geste et la main, le temps long, l’authenticité et la beauté de la matière constituant une grammaire sans exception des marques et des maisons de luxe, l’intelligence artificielle est forcément regardée avec prudence. Selon une étude menée conjointement par le cabinet de conseil Bain & Company et le Comité Colbert, Luxe et Technologie – Intelligence artificielle : la révolution discrète, le « taux d’acceptation par les dirigeants reste très limité, avec moins de 3 Maisons sur 10 qui ne sont pas opposées à l’intégration de l’IA dans ce domaine ». Toutefois, l’IA semble s’inviter à pas feutrés dans certaines expressions ou certains processus de création : 21% des Maisons l’envisagent pour la planification de tendances et 34% d’entre elles déclarent être en phase de test d’un outil IA pour la conception produit. A ce titre, la Maison Dom Pérignon fait figure de précurseuse. Sa collaboration, autour de deux séries limitées d’exception, avec le designer Mathias Bengtsson, reconnu pour révéler les subtilités de la nature par des technologies à la pointe, a donné vie à 2 sculptures inspirées du biomimétisme. Partant d’un ADN de graines digitales sélectionné par l’artiste et déposé dans un algorithme qu’il a lui-même créé, il va influer, à la manière du climat, sur la croissance de l’œuvre, imitant celle de la vigne. Mais le réel se tient en embuscade dans ce processus de création avec un passage obligé par une fonderie et un atelier, spécialisés dans la production d’œuvres d’art, où des artisans ont ensuite méticuleusement assemblé les sculptures, pièce par pièce, transformant la conception numérique en une matière tangible. L’IA est également intervenue dans la création d’images de savoir-faire que la Maison voulait résolument renouvelées et poétiques autour du projet, loin des images d’Épinal de l’outil et de la main au travail et que seule l’imagination humaine, assistée par l’IA, pouvait générer.


L’IA AU SECOURS DE LA MÉMOIRE DES GESTES
Une des problématiques de l’artisanat est la survivance de certaines techniques et gestes qui risquent de disparaître si le renouvellement des générations d’artisans qui en sont détentrices n’était pas assuré. Ce risque a notamment conduit le Centre Technologique dédié au matériau Verre (CERFAV) à développer le projet Ghost qui se décompose en 3 volets – Préserver, Apprendre, Accompagner – gravitant autour des lieux de formation et de transmission des savoir-faire. Le développement des processus modernes de captation (son, mouvement, etc.) et leur exploitation par des algorithmes constituent des outils performants pour la sauvegarde du patrimoine matériel et immatériel. Concrètement, un meilleur ouvrier de France est équipé d’une combinaison qui capte sa gestuelle comme dans les films d’animation. L’IA intervient ensuite pour produire un modèle universel. Étonnamment, ce sont les entités les plus artisanales qui se saisissent les premières de cette haute technologie, liant low- tech et high-tech. Cette démarche offre en outre une véritable salle d’entraînement qui permet de chercher, de tester et d’apprendre de ses erreurs sans éprouver le stress de l’atelier ou consommer des ressources précieuses.